Le paysage était trop habituel, trop géométrique et proportionné. Nos sièges étaient trop nettement séparés par la boîte de vitesse. Même la musique à la radio ne pouvait pas, là, nous réunir.
Plus bas, au pied de la montagne, il y avait une petite ville allemande miniature avec son église qui s’élevait en son centre, une enseigne lumineuse « MacDonald’s », lisible même depuis la route. Et moi je pensais que nous, c’est-à-dire Guerka, Forest, Dimytch, Garik, Pachka Istratov, bref, nous tous, nous pourrions faire sauter le calme qui régnait dans cette petite ville, y faire une beuverie grandiose, à l’encontre des traditions séculaires du bourg, casser la figure aux passants, faire leur fête au serveur, au patron, et à tous les policiers ensuite. Faire, comme disait Choukchine « un bon petit bordeliero, dans les grandes largeurs ».
Pendant de longues années les gens de la ville auraient répété « Il y en avait qui savaient, bon sang, s’en donner à cœur joie ! »
Si nous étions tous encore en vie... Et moi. Et eux.
Vous m’avez fait un sale coup, les gars, en mourant. Vous avez tous pris une part de moi, et déjà que je ne représentais pas grand-chose...
Je me souvins aussi de la phrase que j’avais entendue en rêve. Cette phrase qui projette toute ma vie : « râcle la douleur des parois de ton ventricule ».
Je me suis imaginé le cœur découpé dans tous les sens, le chirurgien en train de râcler de son scalpel la douleur des parois du ventricule. Détachant longtemps, minutieusement, des cristaux de douleurs et les jetant dans des dizaines de bacs désinfectés, pour qu’ils ne se coagulent pas...
La douleur des pertes, la douleur des déceptions, la douleur qui ne passe pas, celle des offenses de la jeunesse. Une douleur qui t’ouvre la tête et qui vient de contusions qui avaient alors semblé sans importances. Deux, trois, qui les a comptées ?... Comme un écho de déchirures lointaines, passées, en un mot comme le bruit d’un coquillage aux formes compliquées, ramassé un jour du fond de la mer, et me voilà désormais obligé d’écouter la mer jusqu’à mon dernier jour...
Nous sommes condamnés à écouter la mer désormais inaccessible et à sentir le vide pesant du cœur, orphelin de ceux qui l’avaient habité...
De même que le chirurgien recoud la valve de façon définitive à la fin de l’opération, la valve qui laisse entrer les douleurs dans le cœur. Si une telle valve existait !
À un moment, il n’y a que ça qu’on veut. Vivre sans douleur. Oui, vivre une vie banale, vulgaire, indifférente, funeste pour un artiste, mais sans douleur.
Errer dans un jardin d’hiver, écouter le frémissement des guirlandes de Noël au vent, ou en novembre, quelque part à Vienne, emmitouflé dans un plaid, boire du café sur la terrasse d’un restaurant bon marché en donnant des miettes de pain aux moineaux frissonnant. Avoir une maison, et des enfants à côté, la paix intérieure se fondrait insensiblement dans la paix éternelle, s’endormir dans le salon sur un coussin bien doux brodé il y a bien longtemps par maman...
- Frederika, appelai-je.
Elle se retourna machinalement et après avoir heurté mon regard impuissant, elle relâcha la pédale et freina le long de la barrière.
- Frederika, dis-je. Je tombai à bout de souffle dans ses bras.